Feu Du V. M. Tiutcheff, premier symboliste russe
Feu Du V. M. Tiutcheff, premier symboliste russe // Langue et littérature. Acte du VIIIe Congrès de la Fédération Internationale des Lange et Littérature Moderne. – Paris: Société d'édition «Les Belles Lettres», 1961. – P. 330–331.
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Certains poètes russes de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, notamment Soloviev, Bely, Briusov et Gippius, considéraient Tiutcheff comme leur précurseur. J'irai plus loin: il était symboliste avant la lettre. Sa manière poétique coпncide а maints égards avec celle des symbolistes russes. Pour lui, comme pour eux, le monde extérieur n'est pas la réalité; il s'en sert seulement pour traduire l'univers impalpable. De ce fait même, la multiplicité des choses se réduit; elles deviennent autant de facettes, qui, évoquées dans la poésie, sont des variations sur un thème – le chaos, pour Tiutcheff. Ce chaos se présente а lui en d'autres «incarnations» – la nuit, la nature menaçante, la Russie appauvrie – au-dessus desquelles l'artiste réussit parfois а survoler, au delа desquelles il trouve parfois une croyance, au Christ, en la Russie.
Chez Blok, le plus grand des symbolistes russes, on retrouve la même poésie thématique. Sa réalité, а lui, le fantôme bleu-lilas, c'est bien une variation du chaos de Tiutcheff, mais au lieu de le survoler, comme le fait ce dernier, il le perce avec son épée d'or qui l'aide а traverser la forêt, а pénétrer dans le jardin des rossignols. Plus tard, après 1907, surtout, le fantôme no se métamorphose plus gentiment en forêt ou en jardin; il est terrible, il accable l'artiste, prenant souvent la forme de la Russie malheureuse, mendiante. Alors, Blok, comme Tiutcheff, trouve une foi dans la Russie, devenue le Christ qui mène les douze.
Donc, pour Blok et pour Tiutcheff, la même vision du monde, les mêmes espoirs. Gippius, comme l'a démontré le Professeur O. Maslenikov a aussi une vision négative, grise de ce monde, mais elle est sans espoir.
Examinons les moyens techniques de Tiutcheff.
Les mots-clés sont étroitement liés aux thèmes. Ils coпncident en grande partie avec ceux que Tchukowski a relevés dans les œuvres de Blok – fantôme, ambiguë, mystérieux, fatal, nuit, brouillard.
Libéré par sa philosophie même d'un attachement trop littéral au sens des mots, Tiutcheff, comme les symbolistes, se servait du langage avec un certain arbitraire, qui se traduit de diverses façons. Il aime les répétitions, qui n'ajoutent rien au sens, répétitions de mots, de phrases, de strophes. Plus tard Briusov a abusé même
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de ce moyen de créer une atmosphère. Il n'observait pas l'équilibre établi surtout par Poushkine dans l'emploi du russe et du slavon, dans le placement du mot juste. Les archaпsmes, les adjectifs composés (héritage du XVIIIe s.), l'image excessive, dont a parlé le Professeur Ullmann, la sentence avec le présent du verbe être, un ton rhétorique - tout cela se joignait aux tournures insolites que cultivaient aussi bien Tiutcheff que les symbolistes pour exprimer la réalité impalpable. Un dernier trait qu'ils avaient en commun – quoiqu'il soit beaucoup plus répandu chez les symbolistes que chez Tiutcheff – c'est qu'ils se permettaient une métrique dite tonique au lieu de la métrique syllabo-tonique classique.
Tous ces parallélismes montrent que Tiutcheff peut être considéré comme appartenant au groupe des symbolistes russes. Je ne veux pas affirmer qu'il ait construit délibérément une image de l'univers qu'il projetait ensuite dans ses vers. Mais est-il moins symboliste s'il l'était malgré lui? De même, les poètes russes qui le suivaient ne se sont pas efforcés de l'imiter dans les détails de sa technique. Cependant, quand ils sont entrés dans la voie de la poésie, l'ornière était déjа tracée, ils reprenaient le chemin de Tiutcheff.
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